La plupart des mères monoparentales seraient certainement d’accord avec l’actrice américaine Paula Miranda qui déclarait que « n’importe quel parent ferait tout pour ses enfants, et une mère célibataire n’est pas différente. »
En effet, bien que les mères célibataires doivent relever chaque jour de nombreux défis (assurer les besoins matériels de l’enfant avec moins d’argent, gérer le temps qui semble toujours leur filer entre les doigts, maintenir des relations cordiales avec un ex qui ne fait pas toujours preuve de bonne foi, etc.), leur priorité reste avant tout le bien-être de leurs enfants.
Pourtant, peu importe ce qu’elles leur donnent, les mamans solos vivent avec la peur que rien (ou très peu de choses) ne puisse combler l’absence du père dans la vie de leurs enfants.
Pour tenter d’apaiser cette inquiétude, et aider les mères célibataires à répondre adéquatement aux besoins de leurs trésors, nous avons rencontré la psychologue clinicienne et maître de conférences, Claire Metz.
Interview
Veille sur ton cœur. - Psychologue clinicienne ; maître de conférences émérite, habilitée à diriger des recherches ; psychologue en centre médico-psycho-pédagogique (CMPP) ; responsable de Master 1 à l’Université de Strasbourg ; auteure du livre Absence du père et séparations, publié en 2009 ; gagnante, en 2013, d’un prix de recherche pour votre projet portant sur l’accompagnement des enfants exposés aux violences conjugales et sur le soutien à la relation mère-enfant ; votre parcours professionnel riche en fonctions variées, vos recherches, et vos publications témoignent de votre intérêt significatif pour la psychologie de la famille. Pourquoi avoir choisi cette spécialité ?
Claire Metz. - C’est tout mon parcours qui m’amène à ces préoccupations autour des familles. J’ai travaillé quinze ans dans un centre médico-psycho-pédagogique. En France, c’est un centre qui s’occupe de consultations pour enfants et adolescents en difficultés. Et c’est en travaillant dans ce centre que j’ai appris à m’intéresser aux questions familiales et parentales. Nous avions beaucoup de consultations qui étaient motivées par le fait que les parents divorçaient et nous amenaient leurs enfants et adolescents, pour voir si le divorce ne les impactait pas trop, et quelles en étaient les conséquences.
Grandir sans père : quelles conséquences pour l’enfant
D’après des statistiques publiées par le Ministère de la Santé et des services sociaux du Québec, en 2016, 29,5 % des familles avec enfants recensées dans la province étaient des familles monoparentales ; et dans 75,1 % de ces familles, la mère était le parent responsable. En France, l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques) décrit une réalité similaire : 21 % des enfants mineurs recensés en 2018 vivaient dans une famille monoparentale, et 85 % de ces enfants vivaient avec leur mère. Quels sont d’après vous les plus gros défis, sur les plans sociaux et psychologiques, que rencontrent les mères monoparentales qui élèvent leur enfant sans aucune présence paternelle ?
Je discernerais plusieurs populations. En France, la résidence alternée (ou garde partagée) est devenue un mode de gestion des gardes qui s’est développé après les ruptures conjugales ; le nombre d’enfants en résidence alternée augmente donc très significativement.
En 2020, plus de 1 enfant sur 10 était en résidence alternée. La part des familles monoparentales diminue d’autant, si l’on considère qu’elles incluent ou non les enfants qui sont en résidence alternée. Élever un enfant dont on a la garde partagée est très différent d’élever un enfant dont on a la garde principale ou exclusive. C’est déjà là deux populations.
Ensuite, il y a deux autres populations qui se distinguent selon la catégorie socioprofessionnelle. Gérard Neyrand, un de nos collègues sociologues avec qui nous travaillons régulièrement sur les questions de famille, a écrit Monoparentalité et femmes précaires. Dans cet ouvrage, il expose que la monoparentalité, conjuguée à une précarité des revenus, est bien plus sévèrement vécue et plus handicapante que quand il y a monoparentalité avec des revenus suffisants, et un environnement qui permet la garde d’enfant. Il est clair que les personnes très en difficulté ce sont les femmes seules, isolées et en difficulté au niveau des revenus. On a donc une espèce de continuum avec à un bout des femmes très en difficulté, et à l’autre bout des femmes qui vont relativement bien vivre leur monoparentalité, voire mieux qu’avant la séparation, si le couple était vraiment très conflictuel.
Une mère seule qui doit tout assurer, du point de vue de la charge mentale, c’est extrêmement difficile.
Quel est le rôle d’un père dans le développement psychique et affectif de l’enfant ?
Grande question. Du point de vue du courant de psychologie d’où je viens, qui est appelé psychodynamique ou psychanalytique, on distingue deux fonctions que l’on appelait autrefois : fonction maternelle et fonction paternelle.
La fonction maternelle serait spécifiquement la fonction qui sert à protéger et sécuriser l’enfant. C’est elle qui permettrait à l’enfant de survivre aux éléments traumatiques venant de l’extérieur. Puis, on a la fonction paternelle qui serait une fonction séparatrice. Elle permettrait à la mère de se séparer psychiquement de l’enfant, et à l’enfant de rentrer dans le monde des autres, le monde de l’altérité. Maintenant, peut-on encore appeler ces fonctions fonction maternelle ou fonction paternelle ? C’est une grande question.
Les rôles sociaux des hommes et des femmes, des pères et des mères ont énormément évolué. En France par exemple, la plupart des femmes travaillent, et le comportement des pères par rapport aux enfants a changé. Les pères manifestent plus de comportements affectifs vis-à-vis des enfants, assurant ainsi une partie de ce que l’on appelait la fonction maternelle.
Ces deux fonctions sont essentielles au développement de l’enfant, maintenant la personne qui les assume peut-être la mère, le père, ou un beau parent.
La manière dont le père exerce ses fonctions parentales serait donc davantage définie par l’évolution de la société plutôt que par des caractéristiques propres au père ?
Oui. Les rôles des pères et des mères étaient extrêmement genrés pendant longtemps et de par l’évolution des sociétés. Ce n’est plus exactement le cas. Après, se greffe là-dessus la difficulté d’élever seul un enfant. Ça, c’est une vraie difficulté, et c’est là où la catégorie socioprofessionnelle et l’environnement social et familial jouent. Une mère seule qui doit tout assurer, du point de vue de la charge mentale, c’est extrêmement difficile.
Le manque de l’autre parent peut-il se peser sur l’enfant et avoir des conséquences sur son adaptation sociale ?
Je ne pense pas que ce soit l’absence du père en soi, mais plutôt la façon dont cela se traduit concrètement. Si la maman se trouve dans l’impossibilité concrète de pouvoir proposer à ses enfants des activités et une ouverture au monde variées, pour des raisons financières ou d’ordre organisationnel, on remarque que l’enfant va être impacté par l’absence du père sans que, à mon sens, ce soit l’absence du père en elle-même qui soit mise en cause.
Après, il faut aborder la question des motifs de l’absence du père qui, eux, peuvent impacter énormément l’enfant. Les enfants endeuillés, après la Première guerre mondiale en France, grandissaient avec la figure d’un père symbolique dont ils pouvaient s’accommoder. Par contre, à la fin du 20e siècle, il y a eu beaucoup d’abandons. À l’époque des années 80, un tiers des enfants de parents séparés ne voyait plus leur père. On était donc face à des enfants qui se sont sentis abandonnés, à juste titre d’ailleurs.
Il y a encore d’autres motifs susceptibles d’impacter l’enfant comme les conflits conjugaux où le père est présenté comme étant mauvais, comme le personnage diabolique. C’est très perturbant pour l’identification du garçon en tant que futur homme et père, et pour la fille en tant que future femme qui devra se tourner vers un homme et père pour ses enfants.
Le père c’est le père et s’il n’est pas là, il n’est pas là. Si l’enfant a un beau père qu’il aime beaucoup, c’est très bien, mais ça n’efface pas l’abandon par le père.
Nous avons parlé d’absence ou d’éloignement physique, les constatations sont-elles les mêmes si le père est présent physiquement, mais émotionnellement absent ?
On sait que l’absence psychique est désastreuse pour l’enfant. C’est comme si l’enfant se vivait comme un déchet, comme s’il était transparent, n’ayant pas de consistance ou d’existence. Les études existent, et l’on sait que c’est très dommageable. Moustapha Safouan appelle cela « l’absence tantalisante » qui vient du supplice de Tantale. Tantale est en face de mets et de boissons sans pouvoir les manger. Le père est là, mais l’enfant le voit comme un gâteau que l’on n’a pas le droit de manger, l’enfant ne peut pas s’en servir comme père.
On était donc face à des enfants qui se sont sentis abandonnés, à juste titre d’ailleurs
Combler l’absence du père
Est-il important pour l’enfant qui vit dans une famille monoparentale d’être entouré de personnes qui viennent en aide à sa mère ?
L’environnement est significatif pour l’enfant dans la mesure où une vie qui comporte une certaine richesse de contact humain va l’aider. Mais cet environnement doit être de qualité. Il doit être aimant, entourant, et non disqualifiant.
Est-il possible de remplacer le père absent par une autre figure paternelle (grand-père, oncle, ami ou conjoint de la mère, entraîneur sportif, moniteur de centre d’été, etc.) ? Si oui, à quels critères doit répondre le « père de substitution » ?
Le père, c’est le père ; et s’il n’est pas là, il n’est pas là. Si l’enfant a un beau-père qu’il aime beaucoup, c’est très bien ; mais ça n’efface pas l’abandon du père. Du point de vue de l’identification, l’enfant s’identifie en tant que garçon avec plein de personnages ; avec son père certes, mais aussi avec la représentation que sa mère a des hommes, avec les personnages qu’il voit à la télé, avec les entraîneurs, les moniteurs… L’enfant a de nombreuses possibilités.
Vous nous avez expliqué qu’il n’y avait pas de fonction paternelle spécifique. Sans rôle spécifiquement attribué au père, la mère est donc entièrement en mesure d’assurer le bon développement de l’enfant ?
Oui, tout à fait, même si cela reste mon avis. Tout le monde ne pense pas la même chose. Par contre, la mère va être obligée d’assurer les deux fonctions dont j’ai parlé. Une autre chose qui va être importante pour l’enfant, c’est si la mère fait abstraction ou pas du père. La mère qui ne parle pas du père à l’enfant, comme s’il n’existait pas ou comme si elle l’avait auto engendré, c’est dommageable pour l’enfant qui a besoin de se construire avec une histoire qui inclut deux êtres.
Avez-vous un dernier mot pour conclure cette entrevue ?
Je trouve qu’il est important de ne pas mettre les mères seules en difficulté, en leur disant qu’il leur est impossible d’élever un enfant seule. Il faut juste les aider.